Parmi les trésors de la Bibliothèque patrimoniale, se trouve un ouvrage exceptionnel publié au XIXe siècle : La Description de l’Egypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Egypte pendant l’expédition de l’Armée française.
Cette œuvre témoigne d’une expédition scientifique hors du commun menée en Egypte par les 167 savants de toutes les disciplines qui ont accompagné les 40 000 hommes de l’armée française lors de la campagne d’Orient de Bonaparte de 1798 à 1801.
Elle est aujourd’hui considérée comme un monument de l’édition française, fruit d’une aventure éditoriale sans précédent qui s’est déroulée sur près de 30 ans, malgré les changements politiques.
La Bibliothèque patrimoniale de Pau fait partie des rares bibliothèques à conserver les deux éditions de cette somme de connaissances sur l’Egypte.
- La Description de l’Egypte dans les fonds anciens de la Bibliothèque patrimoniale
- Petite histoire de l'ouvrage
- Une aventure éditoriale de près de 30 ans
La Description de l’Egypte dans les fonds anciens de la Bibliothèque patrimoniale
L'édition Impériale (1809-1828)
publié par les ordres de Sa Majesté Napoléon le Grand.
Paris : Imprimerie impériale, 1809-1822. Cote E 4297.
Cette première édition comprend 23 volumes :
- 1 volume grand format : Préface écrite par J. Fourier, Avertissement et description des planches
- 9 volumes de textes in-folio : Antiquités (quatre tomes : deux de Description et deux de Mémoires), État moderne (trois tomes) et Histoire naturelle (deux tomes)
- 12 volumes (10 tomes) de planches de quatre formats différents dont 62 en couleurs
- 1 volume d'atlas géographique de 53 planches de très grand format.
La bibliothèque conserve dans son fonds ancien l’un des 1000 exemplaires imprimés et envoyés en plusieurs livraisons entre 1809 et 1828 aux souscripteurs et gracieusement à certains destinataires. Cet ensemble fait partie des envois de l’Etat, répertorié par Leon Soulice dans le catalogue de la bibliothèque de la Ville de Pau, section Histoire, vol. 2, imprimé en 1900.
L'édition Panckoucke (1820-1830)
Description de l'Egypte, ou recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Egypte, pendant l'expédition de l'armée française
[ouvrage publié sous la direction de M. Jomart].
Paris : Panckoucke 1820-1830. Demi reliure ; maroquin rouge. Cote M 2374 in-2°.
Il s’agit de la seconde édition de l’ouvrage, une réédition autorisée en 1820 par le roi Louis XVIII.
Elle comprend 37 volumes dont 26 volumes de textes in-8° et 11 volumes de planches au format grand-atlas ainsi qu’un volume contenant des planches d’un très grand format.
Cette seconde édition a été imprimée à 1000 exemplaires et vendue par souscription.
Chacun des volumes présente un ex-libris, une petite vignette imprimée qui identifie l’ancien possesseur de l’ouvrage : “A. Manescau. Maître de Poste”. Bibliophile et ancien maire de Pau, André Manescau (1791-1875) figure parmi les souscripteurs de cette édition. Sa bibliothèque, aujourd’hui conservée à la Bibliothèque patrimoniale, compte plus de 5500 ouvrages anciens, rares et précieux.
Petite histoire de cet ouvrage
Une aventure militaire et scientifique (1798-1801)
Bonaparte en Egypte, ce sont quatre années d’une campagne militaire qui, pour la première fois, se double d’une expédition scientifique, dans la tradition des grandes expéditions de Bougainville et de La Pérouse.
Pour mener à bien le volet scientifique de cette mission confiée par le Directoire, Bonaparte s’entoure d'une Commission des sciences et des arts. Elle comprend plus de 160 savants de toutes les disciplines. Autour des mathématiciens G. Monge et J. Fourier, du chimiste C.-L. Berthollet et du naturaliste É. Geoffroy Saint-Hilaire, sont réunis des ingénieurs, des savants, des artistes et de brillants élèves de l’Ecole Polytechnique. Ils sont mathématiciens, architectes, botanistes, chimistes, astronomes, médecins, dessinateurs ou encore artistes, imprimeurs orientalistes ... Ils embarquent avec leurs livres et leurs instruments pour répertorier, étudier et analyser l’Egypte sous tous ses aspects.
A leur arrivée en 1798, ils s'installent au Caire où Bonaparte créé l’Institut d’Egypte qui a pour but “le progrès et la propagation des lumières en Egypte ; la recherche, l'étude et la publication des faits naturels, industriels et historiques de l'Egypte”.
Pyramides de Memphis, vue du sphinx et de la grande pyramide, prise du sud-est
Dans un contexte de campagnes militaires, les savants mènent des études minutieuses et exhaustives du delta du Nil à la Nubie, et surtout en Haute-Égypte où ils découvrent la civilisation pharaonique.
Ile de Philae. Vue perspective intérieure coloriée -Eau-forte, burin et colorisation à la main
Ils étudient la géographie, la faune et la flore, les techniques d’agriculture, d’irrigation, de construction, ou encore l’architecture locale, la musique et le mode de vie des populations.
En 1801, lors de la capitulation de l’armée française, les Anglais saisissent tous les objets et collections scientifiques collectées sur place dont la pierre de Rosette (aujourd’hui conservée au British Museum à Londres). Les savants parviennent non sans mal à ramener leurs documents, notes et dessins dont une copie de la fameuse stèle trilingue.
De retour en France, ceux qui ont participé à l’expédition resteront marqués à vie par cette expérience et seront appelés “les Egyptiens” par leurs contemporains.
Une aventure éditoriale de près de 30 ans
Le projet de publication
Pour faire oublier l’échec militaire de l’aventure en Egypte et dans la crainte de voir les savants publier individuellement leurs recherches, le gouvernement décide par arrêté du 6 février 1802 que “tous les mémoires, plans, dessins et généralement tous les résultats relatifs aux sciences et arts, obtenus pendant le cours de l’expédition d’Egypte seront publiés aux frais du gouvernement”
Une Commission d’Egypte est créée composée de 8 membres chargés de réunir tout le matériel scientifique de l’expédition. N. Conté, M.-A. Lancret et E.-F. Jomard se succèdent pour mener à bien ce grand et long projet éditorial.
La publication débute en 1810, mais pour qu’elle participe à la célébration de la première année du règne en 1809, les pages de titres des premières livraisons sont antidatées.
La composition de l’ouvrage
Le “grand ouvrage” rassemble les 157 mémoires des 43 auteurs.
Il s'ouvre sur un frontispice à la gloire de Napoléon et illustre la propagande impériale.
Il se compose de trois parties :
- “Antiquités” est consacré aux monuments et aux sites égyptiens
- “Etat moderne” porte sur les activités et les modes de vie
- “Histoire naturelle” concerne à la faune, la flore et la minéralogie égyptiennes
Une partie 4 dédiée à la “Géographie” a été supprimée pour des raisons stratégiques, de même que, dans la première édition, la grande carte de l’Egypte au 1/100.000e (47 feuillets).
La richesse des planches illustrées
A l’abondance des connaissances rassemblées dans les textes sur près de 7000 pages, répond la richesse de la documentation graphique avec près de 900 planches gravées à l’eau-forte et au burin.
Costumes et portraits – Says ou palefrenier ; Femme du peuple
Le Caire – vue perspective intérieure de la mosquée de Sultân Hasan
Plus de 60 planches sont en couleurs. Elles ont été rehaussées au pinceau ou imprimées “à la poupée”. Cette technique consiste à déposer avec dextérité chaque couleur à l’aide de bâtonnets de chiffon à l’emplacement voulu sur la plaque gravée pour réaliser une seule impression en couleurs.
Leur réalisation est l’œuvre d’une équipe de plus de 200 graveurs principalement des burinistes et des aquafortistes, les meilleurs de l’époque. Chaque planche a demandé au moins 6 mois de travail et parfois jusqu’à deux années entières. Pour faciliter le travail des graveurs, Nicolas Conté invente une machine basée sur le principe du pantographe, pour graver sur le cuivre les fonds unis et les ciels avec des lignes plus ou moins espacées. Aujourd’hui les plaques de cuivre sont conservées à la Chalcographie du Louvre et le pantographe, au musée national des Arts et Métiers à Paris.
Les représentations adoptent toutes la même échelle, sauf les planches consacrées aux papyrus, aux médailles et à la pierre de Rosette qui ont été reproduits en taille réelle.
Papyrus, hiéroglyphes, inscriptions et médailles. Pierre trouvée à Rosette
Les papiers et la typographie
Pour respecter ces dimensions hors normes, il faut de nouveaux formats de papier. Des cuves sont fabriquées ad hoc par la manufacture d’Arches près d’Epinal. Toutes les feuilles sont marquées d’un filigrane “Egypte ancienne et moderne”.
Le filigrane “Egypte ancienne et moderne"
Pour les planches, quatre formats de dimensions exceptionnelles sont créés aux noms évocateurs :
- “grand atlas” ou “jésus” (70,4 x 54,1 cm)
- “moyen égypte” ou “aigle” (70,4 x 108,3 cm)
- “grand égypte” (70,4 x 135,4 cm)
- “grand monde” ou “éléphant” (81,2 x 113,7 cm)
L'élégance et l’uniformité de l’ensemble se remarque dans le soin apporté à la typographie, le choix du caractère “saint-augustin” œil moyen, et la qualité de la transcription des mots arabes.
L’impression est confiée à l’Imprimerie impériale qui possède de nombreux caractères orientaux.
Un meuble exceptionnel
Enfin, pour ranger et consulter l’ouvrage, Edme François Jomard conçoit le projet d'un meuble, dont la réalisation est confiée à l'ébéniste parisien Charles Morel. C’est un meuble à l'antique dans le plus pur style "retour d'Egypte "inspiré des édifices égyptiens, dont le plateau peut être basculé et se transforme en lutrin adapté aux dimensions des volumes nombreux caractères orientaux.
Projet d'un meuble, par Edme François Jomard
Six exemplaires sont aujourd'hui connus. Les plus précieux sont en acajou et placage d'acajou. Celui qui orne l'Annexe de la Bibliothèque du Sénat, en placage d'acajou, a été offert par le Roi Louis-Philippe à la Chambre des Pairs.
Exemplaire du « meuble égyptien » conservé à la bibliothèque du Sénat,
au palais du Luxembourg (source : Wikipédia)
La seconde édition
Pour voir aboutir cette œuvre colossale et éviter qu'elle ne devienne un gouffre financier, le roi Louis XVIII autorise, par ordonnance du 23 juin 1820, le grand libraire et imprimeur parisien Charles-Louis-Fleury Panckoucke (1780-1844) à publier une seconde édition. Les bénéfices seront attribués pour moitié au gouvernement afin de financer la poursuite de la première édition.
Toute référence à Bonaparte est supprimée notamment dans la Préface, et l’ouvrage s’ouvre sur un nouveau frontispice à Louis XVIII.
Frontispice à Louis XVIII de l’édition Panckoucke
Si cet ensemble apparaît moins prestigieux que le premier, le format adopté pour les textes en fait une édition plus maniable pour la lecture. Quant aux illustrations, les tirages ont été réalisés d’après les plaques de cuivre de la première édition, en noir et blanc, sauf le frontispice, copie d'un tableau de Panckoucke lui-même, qui montre un paysage égyptien avec ruines anciennes, totalement imaginaire, comme dans la première édition, mais sans la moindre symbolique napoléonienne.
Frontispice de la deuxième édition (seule planche en couleur) ; Source : Wikipédia
En guise de conclusion
Si la campagne d’Orient fut un échec militaire, sur le plan scientifique, c’est une réussite. Dès sa parution, cette somme suscite un véritable engouement. Dans la mouvance de l’égyptologie naissante, J.-F. Champollion qui ne fait pas partie des “Egyptiens” (il avait tout juste 10 ans à l’époque de l’expédition !) perce le mystère des hiéroglyphes. Sur le plan artistique, l’égyptomanie envahit les arts décoratifs, l’architecture, la mode... et participe à la propagande impériale et à la diffusion du mythe napoléonien tout au long du siècle.
L’ouvrage quant à lui ouvre la voie à d’autres expéditions scientifiques pluridisciplinaires qui accompagnent les campagnes militaires : l’Expédition scientifique de Morée (dans le Péloponnèse) en 1829-1831 ou encore la Mission scientifique au Mexique et dans l’Amérique centrale en 1865-1867, dont les éditions originales et illustrées sont à découvrir à la Bibliothèque patrimoniale.
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Sources des images
Description de l’Égypte / Ateliers d'Arts Musées nationaux. Consulter
Description de l'Égypte: ou, Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l'expédition de l'armée française / NYPL Digital Collections. Consulter
Description de l'Égypte: ou, Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l'expédition de l'armée française / Gallica. Consulter