De son invention au milieu du XIXème siècle à sa disparition progressive au cours du XXème siècle, le roman-feuilleton a su égayer le quotidien de plusieurs générations de Français. Zoom sur ce genre littéraire ainsi que sur ses permanences et ses variations sur le territoire pyrénéen.
L’invention du roman-feuilleton
La naissance du roman-feuilleton est étroitement liée à l’histoire de la presse. Si le premier quotidien français, Le Journal de Paris, paraît en 1777 (il est publié – avec des interruptions – jusqu'en 1894 !) et si la presse écrite se développe à mesure que l’on entre dans le XIXème siècle, ce n’est véritablement qu’en 1830, lors de la proclamation de la monarchie de Juillet et du retour de la liberté de la presse, que la France entre dans un nouveau régime médiatique. Les nouveaux titres se multiplient et le métier de journaliste se développe : Balzac, Baudelaire, Maupassant, Barbey d’Aurevilly et bien d’autres mènent une carrière de journaliste en parallèle. C’est une véritable révolution qui s’opère dans le quotidien des Français : leur vie est désormais rythmée par la parution des journaux. Le journal modifie la perception du temps mais aussi du réel, interprété par ce nouveau media.
Rapidement, la presse devient une menace à la stabilité du pouvoir en place. Après un attentat contre le roi Louis-Philippe en 1834, elle se trouve de nouveau muselée : la presse d’opinion est mise à mal, en particulier les journaux satiriques et républicains. Émerge alors une presse de divertissement, dont l’invention est attribuée à Émile de Girardin avec le lancement du quotidien La Presse en 1836.
Portrait d’Émile de Girardin (1802-1881) réalisé par Nadar en 1856. En ligne sur Gallica
Premier numéro de La Presse. 1er juillet 1836.
L’on distingue ici le haut du journal de son feuilleton, situé dans la partie inférieure.
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Ce même Émile de Girardin, homme d’affaires avisé, souhaite booster les ventes de son journal. Le premier frein à l’achat est d’ordre pécuniaire : Girardin décide alors d’ajouter des publicités afin que les coûts soient en partie pris en charge par les annonceurs, ce qui lui permet diviser le prix de l’abonnement par deux. Il a surtout une autre idée lumineuse pour fidéliser ses lecteurs : le roman-feuilleton, c’est-à-dire un roman publié dans le feuilleton, zone située dans la partie inférieure du journal. Les romans sont ainsi publiés partie par partie, jour par jour : si le lecteur souhaite connaitre la suite, il lui faut acheter le journal du lendemain. Les lecteurs sont séduits et les ventes du journal augmentent. La formule s’étend alors à bon nombre de quotidiens et la publication en feuilleton devient un régime auquel doivent bien souvent se plier les romanciers s’ils espèrent être lus...
Affiche publicitaire de 1858 faisant la promotion du roman-feuilleton Les Filles de Barabas.
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Un genre inscrit dans le présent
Le roman-feuilleton est un objet hybride, une caractéristique suggérée par son nom même : il est à la fois un texte de fiction romanesque et une partie du journal. Certains thèmes sont récurrents dans les romans-feuilletons : les romanciers s’inspirent souvent des faits divers rapportés dans le journal afin de donner à leurs romans une veine spectaculaire et sensationnaliste. Le roman-feuilleton s’inspire également du mélodrame où se nouent des intrigues hautes en couleur et dont les représentations sont très appréciées par un public illettré, qui constitue au moins la moitié de la population française dans les années 1830. Le roman-feuilleton, par ses inspirations, se veut un genre populaire, accessible à un large éventail de lecteurs notamment les femmes, qui n’ont que peu accès à la lecture. L’un des exemples les plus éclairants est sans doute Les Mystères de Paris (1842-1843) d’Eugène Sue, grand succès du XIXème siècle : « Tout le monde a dévoré les Mystères de Paris, même les gens qui ne savent pas lire : ceux-là se les font réciter par quelque portier érudit et de bonne volonté » résume Théophile Gautier.
Cette affiche publicitaire réalisée en 1885 Jules Chéret donne le ton du livre, dans lequel le crime est omniprésent.
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Le caractère populaire du roman-feuilleton et ses principes esthétiques sont néanmoins remis en cause par la critique littéraire. Sainte-Beuve, dans un article de 1839 paru dans La Revue des Deux Mondes, forge la notion de « littérature industrielle » pour dénoncer ce nouveau régime d’écriture salariée soumise au diktat d’un lectorat en soif de sensations fortes.
Portrait de Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) réalisé par Nadar.
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Des voix s’élèvent pour dénoncer ce nouveau genre romanesque qui déroge aux règles du classicisme et corromprait les mœurs populaires. C’est ce que Lise Dumasy a nommé « querelle du roman-feuilleton », une querelle qui ne se cantonne pas au monde de la critique littéraire mais qui gagne également les bancs de l’Assemblée nationale. Le débat est résolument politique : il en va de la stabilité du royaume. Car si le roman-feuilleton est avant tout un divertissement, il dit aussi le présent, la misère et les conflits sociaux qui gangrènent la France après l’émergence de la révolution industrielle : c’est une véritable vague de « romans sociaux » qui déferle sur la production littéraire des années 1830, largement inspirée par les enquêtes sociales qui voient le jour à la même époque et préfigurent la sociologie moderne. Des auteurs tels que George Sand, Victor Hugo, Stendhal, Balzac ou encore Eugène Sue et Frédéric Soulié mettent au jour les réalités sociales de leur époque et participent à éveiller les consciences. La révolution de 1848 est parfois qualifiée de « révolution littéraire » et le roman-feuilleton souvent désigné comme l’un de ses catalyseurs : c’est dire l’importance qu’il faut accorder à ce genre dans l’histoire culturelle et politique du XIXème siècle.
Un roman-feuilleton au titre évocateur, publié dans les années 1840.
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Le roman-feuilleton dans la presse locale pyrénéenne
Si le roman-feuilleton naît et se diffuse largement dans la presse parisienne, les journaux de province vont également intégrer cette nouvelle formule. Les trois grands quotidiens palois, le Mémorial des Pyrénées (publié de 1830 à 1920), l’Indépendant des Basses-Pyrénées (1867-1944) et Le Patriote des Pyrénées (1896-1944), proposent notamment des romans-feuilletons à leurs lecteurs. Il peut s’agir des romans parisiens à succès ou bien de productions régionales.
Mais à quoi peut bien ressembler un roman-feuilleton pyrénéen ? La lecture du Cagot, nouvelle béarnaise, nous apporte quelques éléments de réponse. Écrit par un certain Jacques Badé et publié en 22 feuilletons dans L’Observateur des Pyrénées du 30 novembre 1840 au 10 janvier 1841, ce roman nous plonge dans le Béarn de Gaston Phébus, au milieu du XIVème siècle. Les premières pages nous narrent la rencontre de la demoiselle de Lignac, nièce du baron de Lescun, avec un mystérieux chevalier blond nommé Raymond. Soudain, un cagot fait irruption sur la scène romanesque ; aussitôt pris à partie par les villageois, il est secouru in extremis par Raymond, qui sera le héros du roman. Le lecteur découvre que celui-ci est lui-même le fils d’un cagot ; cette identité demeure cependant cachée aux autres personnages. Vainqueur d’un tournoi, dans les bonnes grâces de Gaston Phébus et du baron de Lescun qui semble disposé à lui accorder la main de sa fille, Raymond semble favorisé par le sort. Mais ses ennemis, au premier rang desquels l’on compte dame Garsende et son fils Odon (autre prétendant de la demoiselle de Lignac), découvrent l’identité cachée de Raymond et s’empressent de la divulguer ; le chevalier se retrouve désormais ostracisé. La fin du roman nous réserve cependant une surprise : Raymond n’est pas un cagot mais le fils du noble Loup Bergund d’Artiguelouve. La vérité est rétablie au cours d’un procès, l’occasion pour Raymond de se livrer à un vibrant plaidoyer en faveur des cagots ; le héros va jusqu’à renier sa noblesse pour revendiquer son identité cagote. Il finit cependant par pardonner ses méfaits à son père biologique et accepte son héritage, de l’argent qu’il distribuera aux cagots dans la misère.
La tour Moncade, seul vestige du château édifié par Gaston VII de Moncade vers 1242, résidence de Gaston Phébus au XIVème siècle.
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Si le roman n’a vraisemblablement pas rencontré tellement de succès, cette “Fébusade” s’empare d’un sujet sérieux et important, celui d’une ségrégation qui a eu cours du XIIIème au XIXème siècle dans les territoires pyrénéens. L'auteur dénonce dans son roman les préjugés associés aux cagots, suspectés de descendre de populations barbares ou d’être porteurs de la lèpre, et utilise cette réalité tragique comme matériau pour son roman. L’œuvre reprend les codes du roman-feuilleton : un drame se noue et les péripéties s’enchaînent, avec des effets de suspens et un retournement de situation vers la fin du roman qui nous donne à lire une scène de reconnaissance, un lieu commun utilisé depuis la littérature antique. Badé ajoute cependant une couleur locale à son œuvre ; la matière du roman lui a sans doute été inspirée par un voyage dans les Basses-Pyrénées, au cours duquel il a découvert les cagots. Le romancier se montre attentif à tous les aspects des cultures pyrénéennes qu’il découvre et rapporte de son expédition un “cahier fort considérable, garni de notes et d’observations variées”, comme il l’explique dans un article paru le 29 octobre 1839 dans Le Mémorial des Pyrénées.
Le Souper de minuit de Gaston Phoebus par Paul Mirat, XXème siècle.
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Néanmoins, le Béarn du XIVème siècle tel que le décrit Badé dans Les Cagots est largement romancé : à cette époque la cohabitation entre les cagots et le reste de la population est en effet plutôt paisible et les scènes de lynchage collectif sont purement fictives voire hautement improbables sous le règne de Gaston Phébus ; elles relèvent sans doute plutôt d’une peur de la “populace” très actuelle à l’époque de Badé, une peur qui naît après la Révolution de 1830 et dont on trouve un exemple caractéristique à la fin des Mystères de Paris. La description du château Moncade est également approximative : il semblerait que l’intention de l’auteur soit davantage de “planter le décor” et d’ajouter une touche pittoresque à son roman que d’instruire le lecteur sur la société béarnaise du XIVème siècle.
En définitive, Le Cagot nous offre l’exemple d’un roman-feuilleton tout ce qu’il y a de plus typique ; Badé reprend simplement les codes du genre pour les mettre à la sauce béarnaise. Si le roman ne se distingue pas par son intrigue ou son style, il demeure cependant intéressant en ce qu’il s’inscrit dans un ensemble de discours sur les grandes questions sociales qui traversent la France du XIXème siècle et que prendra en charge le roman-feuilleton jusqu’à sa disparation progressive au XXème siècle.
Liens utiles / bibliographie :
- Christophe Charle, Le Siècle de la presse, 1830-1839, Paris, Seuil, 2004, 399 p. (cote LIVP 17)
- Benoît Cursente, Les Cagots : histoire d’une ségrégation, Morlaàs, Cairn, 2018, 299 p. (cote RM 304)
- Jacques Badé, Le Cagot, nouvelle béarnaise ; Suivi de La Statistique, voyage dans le département de Basses-Pyrénées, Bonnut, Edicions lo Trebuc, 2022, 211 p. (cote RM 479)
- Orthez : en 1840, un roman-feuilleton raconte la persécution des cagots en Béarn - La République des Pyrénées.fr
Recherches et rédaction : Théa Cabanne